Elle court à travers le labyrinthe, virant et zigzaguant au gré des murs. L’air est froid, un brouillard se lève. La partie Sud ? Elle ne se souvient pas y être entrée. Mais elle ne s’arrête pas, elle court, plus vite, avec plus de fougue. Son cœur bat trop vite, mais peu importe. Elle est sûre de l’avoir entendu. Sa voix, sa douce voix qui lui réchauffe l’âme. Ellen… Il est là, devant. Elle court, pieds nus dans le labyrinthe. Et le froid l’envahit peu à peu. Ses jambes sont lourdes, de plus en plus, et le couloir semble interminable. Elle doit pourtant aller au bout de celui-ci, car c’est là-bas qu’il est, Ellen l’aperçoit. Il saigne, il saigne beaucoup, mais il sourit. Il lui sourit, à elle, comme il l’a toujours fait. Mais les portes déjà se referment devant elle. Le soleil tombe, littéralement, et Nathan sourit. Elle court malgré son corps qui souffre, mais elle n’atteindra jamais les portes avant que celles-ci ne se ferment en un bruit assourdissant. Elle est coincée, seule, dans le labyrinthe, et déjà les bruits de la nuit s’éveillent dans une obscurité partielle. Une odeur de brûlé, des crissements, et bientôt une forme qui s’avance, lentement. Ellen se recroqueville contre le mur, plaçant ses bras devant elle en un bouclier rassurant. Mais on n’échappe pas aux Griffeurs. Ils sont là, face à elle, et ne lui laisse pas le temps de faire une dernière prière. Elle crie, elle crie de toutes ses forces…
Jusqu’à ce que son cri ne la réveille. Assise au milieu des autres blocards, en sueur, Ellen regarda autour d’elle. Un cauchemar, ce n’était qu’un cauchemar. « Ca va, Ellen ? » lui demanda une voix qu’elle ne reconnut pas. Allait-elle bien ? La coureuse se sentait nauséeuse, elle avait les yeux emplis de larmes, et son corps tout entier tremblait encore de cet horrible rêve. « Oui, ça va… » mentit-elle. Elle avait sans doute réveillé plus d’un blocard, comme l’attestait les mouvements légers de quelques-uns, qui se replaçaient correctement sur le sol dur. Un sentiment de honte la submergea lentement, et elle fut prise d’une irrésistible envie de sortir, de prendre l’air. De chasser les derniers fragments de songe qui embuaient ses yeux bleus. Marcher un peu, pour ne plus y penser. Se levant avec la plus grande des attentions, Ellen serpenta entre les corps endormis pour sortir de la cabane. Elle avança jusqu’aux escaliers à tâtons, descendit ceux-ci à pas de loup, et sortit enfin dans le bloc.
L’air était doux et tellement plus agréable qu’à l’intérieur… Elle évolua, pieds nus, dans l’herbe à peine humide, passant ses mains sur son visage pour effacer les traces de larmes. Pleurer devant tout le monde était hors de question, elle n’avait pas envie de montrer ses faiblesses aux autres. Pas envie de décourager les plus optimistes. Elle était une ancienne, pas une faible bleue, et de ce fait, n’avait pas le droit à l’erreur. Sans même y réfléchir, la coureuse se dirigea vers le petit bois. S’y allonger était agréable, et en général, peu de blocards s’y trouvaient, la nuit. Lentement, elle s’enfonça entre les arbres, au rythme des sons paisibles de la rivière.
Tout était tellement différent depuis la mort de Nathan. Elle avait eu du mal à s’en remettre – d’ailleurs, elle ne s’en était pas tout à fait remise – mais que cela lui provoque des cauchemars si intenses après tant de temps la déboussolait. Elle souffrait déjà de ses insupportables insomnies, et ne voulait pas être victime de ses songes. Arrivée au niveau de la rivière, elle s’agenouilla pour prendre de l’eau dans ses mains et s’en asperger le visage à plusieurs reprises. Se remettre les idées en place lui faisait du bien. Et dans un long soupir de soulagement, elle bascula la tête en arrière, les yeux mi-clos. Elle ne devait plus y penser, voilà tout. C’était tout ce qu’elle pouvait faire, de toute façon.
La coureuse resta là, le visage tourné vers le ciel durant de longues minutes, avant qu’un bruit, à peine un frôlement, ne la sorte de sa torpeur. Elle ouvrit les yeux et chercha autour d’elle quelques secondes avant d’apercevoir une silhouette, à quelques mètres à peine d’elle. Plissant les yeux, elle se redressa pour reconnaître le blocard. Une silhouette fluette, le visage fin, les cheveux foncés, il ne lui fallu pas longtemps pour le reconnaître.
« Milo ? questionna-t-elle doucement, presque avec crainte. Pardon, je t’ai réveillé ? »
Se levant pour lui faire face, elle lui offrit un léger sourire désolé. Supprimant la distance qui les séparait avec une langueur monotone, Ellen vint se poser à côté du mâton des medjacks. Elle l’appréciait, sans vraiment le connaître. Et ce soir, alors même qu’elle savait qu’il était comme elle, pas du genre bavard, elle avait envie d’échanger quelques mots avec lui. Après tout, puisqu’ils étaient là tous les deux…
Dernière édition par Ellen Bohan le Dim 25 Jan - 16:23, édité 2 fois
Insomnie. J’ignore l’heure qu’il est, mais quelle qu’elle soit, je n’ai pas sommeil. Autour de moi, les ronflements sonores de mes camarades me donnent envie de commettre un meurtre ou deux. J’suis sûr qu’ils ne manqueraient à personne, ces blaireaux. Il est tellement tentant de leur trancher la gorge, tellement tentant de se glisser au-dessus de leurs tronches boutonneuses et de les étouffer sauvagement… Zen. L’irritation me fait penser des conneries. Je me tourne et retourne une nouvelle fois sur le plancher rugueux de la cabane, sans toutefois parvenir à rejoindre Morphée. Pourquoi celui-ci me nargue-t-il de la sorte ? Y a pas à dire, la fatigue me fuit depuis plusieurs jours. En fait, depuis que la jeune kleptomane a été condamnée à mort. Je la revois, son visage inondée de larmes, pénétrer à contrecœur dans les couloirs ténébreux du Labyrinthe. Je la revois supplier Jonas de l’épargner, de lui pardonner sa folie. Mais notre grand chef a été impitoyable. Il l’a regardée avec sévérité, ses yeux aussi froids que la glace, puis a fait appliquer la sentence. La terrible sentence. Les agressions entre blocards sont interdites et passibles de la peine capitale. La jeune fille l'a appris à ses dépens. Je l’ai entendue hurler alors que les portes du Bloc se refermaient sur elle. Enfin, le silence. Un silence oppressant et encore plus inquiétant que les glapissements de terreur de la demoiselle. Je n’ai rien pu faire. Malgré mon plaidoyer pour atténuer la sanction, Jonas est resté sourd à mes supplications. Je l’ai haï ce soir-là. Puis j’ai compris. Il le fallait. Alors pourquoi, putain, je ne parviens toujours pas à m’endormir ?!
Bon, ça m’soule. D’un geste, je suis sur pieds et dégringole l’escalier d’un pas des plus bruyants qui soit. Qu’on vienne me dire de faire moins de bruit, tiens… Je saurais recevoir le crétin qui osera m’affronter. Avec tout le boucan qu’ils font, ça serait le pompon. Je traverse le hall sans adresser le moindre coup d’œil aux deux miliciens qui surveillent la porte d’entrée. L’un d’eux semble esquisser un mouvement dans ma direction, mais lorsqu’il croise mon regard, il s’interrompt brusquement. En voilà au moins un qui a compris. D’un pas vif, je déambule dans la nuit noire, sans vraiment savoir où aller. Plusieurs points lumineux gisent ici et là dans le Bloc, preuves que les miliciens ont repris leurs activités nocturnes. C’est pas plus mal. Depuis cette histoire de vols, chacun reste sur ses gardes. Manquerait plus que ça recommence. Mes yeux s’attardent sur la masse sombre qui me fait face. Le petit bois. Tiens, là-bas, il ne devrait pas y avoir grand monde à c’tte heure-ci. Et puis, la température semble plutôt agréable, donc pourquoi ne pourrais-je pas y pioncer ? Alors oui, je sais qu’il est vivement déconseillé de s’éloigner de la cabane une fois la nuit tombée. Mais je m’en fou complètement. J’suis mâton.
La nuit est claire. Pas un nuage ne vient troubler la douceur des étoiles qui scintillent au firmament. Même la lune, pleine de surcroit, paraît se reposer tranquillement. Une impression de sérénité s’empare aussitôt de moi. Je me sens mieux. Les branches des arbres me fouettent le visage mais je n’en ai que faire. Liberté. Depuis combien de temps n’ai-je pas entrepris une telle escapade en pleine nuit ? Longtemps. Trop longtemps. Je ne prends même plus le temps pour ces petits plaisirs solitaires. Le clapotis de la rivière me tire soudainement de mes réflexions. J’ai presque les mollets dans l’eau. Comme c’est agréable. Je m’assois sur un gros rocher. Et je m’abandonne totalement. Une voix féminine me ramène à moi. En temps normal, je l’aurais rebuté d’un ton sec. Je lui aurais intimé l’ordre de me laisser seul et de filer avant que je ne lui botte le cul. Mais là, je n’en ai pas envie. Qu’elle reste si ça lui chante. Ça ne gâchera pas l’état de plénitude dans lequel je me suis perdu. Je tourne la tête dans sa direction. L’obscurité est telle qu’il m’est difficile de distinguer le blocarde qui m’apostrophe. Au fur et à mesure qu’elle se rapproche de moi, sa silhouette s’affine. Ne serait-ce pas…
« Ellen ?murmuré-je, plus étonné que je n’aurais voulu le faire croire.Mais… qu’est-ce-que tu fais debout à une heure pareille ? Tu ne devrais pas être ici. Et non, tu ne m’as pas réveillé. Je n’avais pas sommeil. Pour changer. »
De tous les blocards du Bloc, Milo était peut-être le seul dont la compagnie pouvait être agréable, ou tout du moins supportable à Ellen en cette nuit. Son calme avait quelque chose d’apaisant, tout comme le ronronnement de la rivière. S’asseyant juste à côté du Medjack, la coureuse lui offrit un rapide sourire, avant de fixer l’eau s’écoulant lentement sous leurs pieds. Qu’est-ce qu’elle faisait debout à une heure pareille ? Mais quelle heure pouvait-il bien être ? Sans le soleil comme repère, Ellen était complètement perdue. Quant au pourquoi elle était debout, Milo devait s’en douter. Quelque part, elle avait honte de l’avouer. Un cauchemar, ce n’était qu’un simple cauchemar, tous les blocards en faisaient. Mais il reflétait ses faiblesses. Alors, elle haussa négligemment les épaules pour toute réponse à la première question de Milo, et resta silencieuse jusqu’à ce qu’il ne finisse de parler.
« Tu ne devrais pas être là non plus, et pourtant … Insomnie ? – demanda-t-elle calmement. Elle savait exactement ce que c’était, puisqu’elle-même en souffrait – A croire que même notre esprit est contre nous, hein ? »
Un léger rire sarcastique lui échappa alors qu’elle pensait à leur condition actuelle. Entre le manque évident de confort et de ressources et les pièges du labyrinthe, ils n’étaient pas aidés. Fichus créateurs. Surtout qu’ils n’étaient pas les seuls dont il fallait se méfier. Même à l’intérieur du bloc, personne n’était à l’abri. Le sourire qui avait étiré les lèvres rosées d’Ellen s’effaça lentement lorsqu’elle repensa à Lula. La peine de mort, quelle idée … Jonas était leur chef à tous, et Ellen n’avait osé s’interposer, bien malgré elle. Elle s’était tu, comme la plupart des autres, et avait misérablement détourné le regard pour ne pas avoir à faire face à sa lâcheté. Cette pauvre enfant ne méritait pas de crever si misérablement pour quelques pommes, malgré les quelques jours qu’Ellen avait passé au gnouf à cause d’elle. Avaient-ils tant perdu qu’ils en oubliaient la valeur qu’avait une vie ? Ou était-ce l’enfermement qui les avait rendus fous ? Un soupire désabusé lui échappa après plusieurs secondes de silence. En y repensant bien, Milo avait tenté de la défendre, cette pauvre blocarde.
« C’est de voir chaque jour tous ces imbéciles arriver en sang à l’infirmerie qui te tracasse, ou c’est cette histoire de peine de mort ? »
La coureuse releva le regard vers Milo avec un air compatissant pour observer sa réaction. Même si elle ne le connaissait pas vraiment, elle avait l'impression de pouvoir lui donner en toute confiance son point de vue sur le mâton en chef, d'autant qu'elle était presque sûre qu'il partageait son avis.
« Cette tocarde n’aurait jamais dû crever comme ça. Jonas a été trop loin. »
Ce n’était qu’un chuchotement, mais il était plein de haine et de dureté.
Dernière édition par Ellen Bohan le Mer 22 Oct - 1:12, édité 2 fois
Un mince sourire s’effile sur mon visage lorsque la jeune femme me retourne ma question. Futée. Il est vrai que je ne devrais pas non plus me trouver dans ce bois à cette heure-ci de la nuit. Mais je m’en moque comme d’une guigne. J’empalerai le premier qui me le reprochera. De toute façon, ces autres tocards dorment et les miliciens ne se risqueront certainement pas aux abords du ruisseau alors qu’il y a bien d’autres endroits plus importants à surveiller dans le bloc. Le garde-manger, par exemple. Si ces miliciens avaient été plus efficaces il y a quelques semaines, bien des tragédies auraient pu être évitées. Bref. Je reste un instant silencieux. Je n’ai guère besoin de me renseigner davantage sur la présence d’Ellen à mes côtés. Je sais pourquoi elle est là. Même si on ne parle pas souvent, je commence un peu à la connaître. Des cauchemars. Voilà la cause de tous ses maux. Je sais aussi que je n’ai pas besoin de confirmer l’hypothèse de la jeune femme quant à la raison pour laquelle je suis également assis sur ce rocher à cette heure tardive. A quoi bon ? C’est évident et elle en a conscience. Nous avons tous les deux nos faiblesses, même si l’on essaie à tout prix de les dissimuler. Comme quoi, nos efforts ne se révèlent pas toujours fructueux. Mon regard se fond dans le miroitement de l’eau qui s’écoule sous mes pieds. Je perçois le souffle d’Ellen, les battements réguliers de son cœur. Notre relation est principalement basée sur le silence. Nous n’avons pas forcément besoin de discuter. Seule une présence nous suffit. Et c’est pour ça que je l’apprécie tout particulièrement.
Ellen finit par rompre ce fameux silence qui nous caractérise. Et elle appuie directement là où ça fait mal. Je me redresse sur mon rocher comme piqué au vif par sa question. Que dire ? Oui, Ellen, cette mise à mort m’a complètement chamboulé ? Oui, j’avais envie de hurler pour me faire entendre et pour empêcher cette horreur de se réaliser ? Non. J’ai un masque à afficher, un rôle à tenir. Je suis mâton. Je ne peux pas me permettre de faiblir. Si les autres blocards en avaient vent, il ne faudrait pas longtemps pour que l’on songe à me remplacer. Et il en est hors de question. Les yeux fixés sur l’arbre qui me fait face, j’entends à peine les derniers mots de la jeune fille. Non, Lula ne méritait pas la peine capitale. Mais on ne peut plus rien y faire, inutile de s’épandre en regrets ou en lamentations. Je me tourne lentement vers Ellen : « Tu devrais tenir ta langue, Ellen, murmuré-je avec tristesse. Nul ne peut remettre en question les décisions de Jonas. Je ne te dénoncerai pas, bien sûr, mais tous les blocards ne sont pas dignes de confiance. Fais gaffe ou tu risques d’être la prochaine ». Je me tais un instant, puis reprends de plus belle, les poings crispés :« Je suis d’accord avec toi. Elle n’aurait jamais dû mourir de cette manière. Mais, les règles sont les règles. Cette tocarde savait ce qu’elle risquait en agissant de la sorte. Personne n’a le droit d’agresser un autre blocard. Elle en a payé le prix fort. Il n’y a rien de plus à ajouter ». La mort de la jeune schizophrène a provoqué une volée de contestations. Sourdes, bien sûr, car Jonas n’aurait jamais permis qu’on mette à mal son autorité. Il y aurait coupé court direct, quitte à fournir quelques compagnons à notre nouvelle bannie au sein du labyrinthe. Mais des protestations grondent. Hier encore, à l’infirmerie, j’ai surpris une discussion entre un blessé et son visiteur. Aucun des deux n’a pardonné le geste de notre grand patron. Combien de temps la paix durera-t-elle dans le bloc si chacun se met à tenir de tels propos ? J’ai peur. Peur pour la suite. Peur pour nous tous.
A la lueur de la lune, Ellen prit le temps d’observer les traits de Milo. Il avait l’air tellement innocent, avec ses yeux si clairs. Malgré tous ces blessés, tous ces morts qu’il avait vu depuis les sept ou huit mois qu’il était là, malgré les conditions du bloc, malgré l’espoir qui s’estompait chaque jour un peu plus, il avait cette étrange faculté de garder un visage doux, un regard candide. Une apparence qui contrastait étonnamment avec ses responsabilités et son caractère. Il avait ce calme rassurant ancré sur le visage, et cette affolante détermination dans l’âme. Ellen l’admirait pour tout ce qu’il était, et l’appréciait, simplement. Tout était si naturel avec lui. Si simple… Elle ne le connaissait pourtant pas vraiment, mais savait le déchiffrer. Au moment même où il s’était redressé sur son assise, la coureuse avait compris qu’elle avait mis le doigt sur le cœur du problème.
Mais Milo était comme elle, impénétrable et sans faiblesse. Du moins espérait-il être vu ainsi. Sa condition de mâton l’obligeait à garder la tête froide et droite et l’esprit impartial, tout comme le statut de vieille blocarde d’Ellen lui imposait d’être un modèle de force et de sang-froid. Ils agissaient, vivaient et évoluaient avec ce besoin de cacher, d’enfouir leurs vrais sentiments pour ne pas faillir à leur réputation, mais surtout pour ne pas souffrir. Milo était son portrait craché, sa copie masculine. Et c’était sans doute pour cela qu’elle se sentait si bien en sa présence. Pour cela aussi qu’elle acceptait avec une facilité déconcertante les conseils trop bridés du Medjack. Il avait un rôle à tenir, après tout. Au même titre que la milice, son statut de mâton l’obligeait à être une figure d’autorité au sein du bloc. Mais il n’avait pas besoin de lui préciser qu’il ne la dénoncerait pas, elle savait qu’elle pouvait lui accorder sa confiance et ses pensées. Elle le sentait. Même sa menace ne blessa pas la coureuse. Car elle savait que Milo ne la prononçait pas dans ce but. Être la prochaine… L’idée lui submergea l’esprit, l’enveloppant un instant dans un cocon de crainte et d’appréhension, pendant le temps de silence de Milo. La mort lui faisait peur. Elle y avait été de nombreuses fois confrontée, trop, sans doute, et elle tentait tant bien que mal de vivre avec ce passé douloureux. Cela faisait douze mois qu’elle survivait ici, entre les quatre grands murs du bloc. Douze mois qu’elle courait sans relâche pour les sortir de ce trou, et jamais elle n’avait exclu le fait qu’elle pouvait être la prochaine. Pourtant, l’idée d’être exécutée par les personnes qu’elle essayait de sauver lui retournait le ventre et éveillait en elle une colère sourde. Non, elle ne pouvait pas crever comme ça. Pas après tout ce temps passé à échapper aux pièges des Créateurs.
Heureusement, la voix de Milo la tira rapidement de ces sordides pensées. Comme une bouée jetée à la mer, Ellen s’y accrocha, et ses yeux perdus dans le vide trouvèrent bientôt le chemin du visage de Milo. Il était d’accord avec elle. La coureuse s’en doutait, mais le fait qu’il lui dise de vive voix lui laissait comprendre que lui aussi, lui accordait sa confiance. Elle entraperçut dans ces mots une fissure dans le masque de Milo, qu’il combla vite en lui rappelant que les règles étaient les règles. Il n’y avait plus rien à ajouter, c’était la triste vérité. Il était trop tard à présent pour dénoncer le système mis en place. Lula était morte, et les regrets ne la ramèneraient pas. Un soupir triste échappa à Ellen, à peine perceptible et pourtant porteur de tant de sentiments. Doucement, sans y réfléchir, dans un geste naturel et lent, la jeune femme laissa aller sa tête sur l’épaule de Milo, pour se perdre dans ses pensées, le regard fixé sur l’eau de la rivière. Pourquoi Jonas instaurait-il ce règne de terreur ? La Milice et leurs abus fréquents, le gnouf, les restrictions de nourriture, la peine de mort, tout cela n’était pas sain. Bien sûr, il y avait des mesures à prendre, des punitions à appliquer, les ressources devaient être gérés, mais laisser les pleins pouvoirs à un blocard qui ne sortait jamais n’était pas normal, aux yeux d’Ellen. Ils étaient tous dans la même galère, dans le même bloc, et personne ne devait être privilégié. Pas même ce premier tocard complètement inaccessible et indifférent à ce qu’il se passait autour de lui. Et Ellen n’était pas la seule à le penser. Autour d’elle, la tension chez les blocards était palpable, et de plus en plus grande. Si Jonas avait toujours su faire taire les révoltes avant même qu’elles ne s’éveillent, il semblait aujourd’hui que ce n’était plus le cas. Combien de temps tiendraient-ils dans ce climat de terreur où la vengeance devenait un besoin pour chacun ? Et surtout, que devait-elle faire, elle ? Bien sûr, faire tomber Jonas était une idée plaisante. Détruire la tyrannie en la privant de son cœur, pour ramener un climat de paix sur le bloc était une théorie séduisante. Mais cela n’en restait pas moins une théorie. Il y aurait alors quelqu’un d’autre pour prendre sa place, et pour refaire le même schéma. A quoi bon prendre le risque de se révolter si le résultat n’était pas plus enchanteur ?
Ellen resta là, posée sur Milo, pendant peut-être deux ou trois minutes, sans se sentir gênée par le contact qu’elle avait avec lui. Elle se perdit dans ses pensées pendant ce court moment de silence, avant de se redresser lentement pour lui répondre d’une voix faible.
« J’espère que cette histoire ne fera pas de vague… Certains de ces tocards sont assez fous pour s’opposer à Jonas. - Elle marqua un temps de pause Durant lequel elle chercha ses mots, avant de reprendre avec tristesse - Des fous pressés de rejoindre le terminus. Comme si nous n’avions pas assez de morts là-bas... »
Sa gorge se serra lorsqu’elle prononça ses derniers mots. Elle avait passé de longs moments devant la croix plantée au terminus en souvenir de Nathan, alors même qu’elle n’avait aucun corps sur lequel pleurer. Elle conserva encore quelques secondes le silence, afin de calmer le sanglot qui menaçait à tout moment de s’échapper de ses yeux, puis se redressa droite sur le rocher, comme pour signifier au Medjack que tout cela ne l’atteignait pas.
« Enfin, tant que ça ne m’empêche pas de courir, tout va bien. » lâcha-t-elle comme pour clore la conversation.
Dernière édition par Ellen Bohan le Dim 16 Nov - 23:20, édité 1 fois
Deux petites fourmis se débattent à mes pieds, à la lueur des astres. L’une d’elle tente d’emporter quelque chose, tandis que l’autre met tout en œuvre pour lui barrer le chemin. La victime essaie de forcer le passage, en vain, si bien qu’elle est rapidement contrainte d’abandonner le résidu qu’elle portait jusqu’à lors. Je soupire. Ces deux petites fourmis, c’est nous. Nous essayons tous de sortir de ce foutu labyrinthe, mais nos propres chaînes nous en empêchent. Nos propres obstacles. La dictature, il n’y a pas d’autres mots pour qualifier le régime qui nous caractérise désormais, ne nous permettra pas de trouver la sortie du labyrinthe. Alors putain, qu’est-ce-qu’ils foutent ? Je commence à en avoir plus qu’assez de ce fichu bloc, je n’ai pas l’intention d’y passer toute ma vie ! Nous devrions tous rester soudés et non pas nous tirer dans les pattes en nous condamnant les uns les autres. A cette allure-là, il n’y aura bientôt plus personne pour parcourir le labyrinthe. Ça a commencé avec Lula, mais je doute que ce soit déjà terminé. Bien des Blocards ont déjà séjourné au gnouf… Qui dit moins de coureurs, dit aussi et surtout moins de chances de sortir vivants de cet enfer. Comme si l’omniprésence menaçante des créateurs n’était pas déjà suffisante. Cette situation me fout en rogne. Il faut que cela cesse… Jonas. C’est Jonas le véritable problème. La milice, aussi terrible soit-elle, ne fait qu’obéir à ses ordres. On peut donc lui trouver des causes atténuantes. Mais pas pour Jonas. Lui, il est devenu bizarre depuis quelques temps. Il a dû se passer quelque chose, quelque chose qui l’a profondément métamorphosé. Qui sait de quoi il est capable, à présent ! Perdu dans ces sombres pensées, je ne remarque pas tout de suite qu’Ellen a posé sa tête sur mon épaule. Ce contact me fait tressaillir – je n’ai pas l’habitude. Une fois l’étrange impression envolée, je me détends doucement. Après tout, pourquoi pas ?
Je n’ai encore jamais eu cette proximité avec Ellen. Pourtant, cette situation me semble étrangement familière, comme si, dans une autre vie, nous avions déjà connu ce genre de choses. Très troublant… C’est là que je me mets à songer à mon existence d’antan. Qui étais-je, autrefois ? Un connard sans cœur ? Un simplet de la vie ? Un garçon enthousiaste ? Je ne me suis pratiquement jamais posé la question. En fait, je crois avoir tiré un trait sur mes souvenirs. Je doute qu’ils resurgissent un jour. D’ailleurs, ce que j’y découvrirais pourrait tout aussi bien m’être très pénible. Je n’ai guère envie de m’apercevoir que je n’étais qu’un être infecte dénué de toutes émotions. Quant aux choses que j’ai faites… Peut-être est-ce plus judicieux de les enfouir pour de bon. Après tout, si l’on nous a effacé notre mémoire, c’est qu’il y a sans doute une raison. Peut-être s’agit-il là de notre châtiment pour avoir commis des crimes inimaginables. Ce labyrinthe pourrait tout aussi bien être notre purgatoire. Cette idée me fait frémir.
Au bout de quelques minutes, Ellen finit par se redresser. Je lâche un petit rire sarcastique lorsqu’elle évoque « les vagues » que toute cette histoire pourrait provoquer. Qu’elle ouvre les yeux, les vagues, il y en a déjà eu. Et il y en aura encore. Ces blocards qui commencent à protester vigoureusement, ces tensions qui naissent au sein des différentes castes… Non, ce n’est que le début. Le début d’une ère de terreur. Ces mecs sont fous, mais si personne ne réagit, qu’adviendra-t-il du Bloc ? Nouveau soupir.
« Complétements fous,approuvé-je dans un murmure.L’infirmerie est déjà bien assez chargée comme ça, je n’ai pas b’soin de blessés supplémentaires. Nous ne pouvons pas nous permettre de brader nos provisions médicales pour soigner ces quelques crétins suicidaires. Hier, une bagarre a éclaté entre un milicien et un sarcleur, pour des broutilles en plus. Effrayant ».
Ellen se rehausse sur son rocher.
« Sinon, toujours rien de nouveau dans le labyrinthe ?demandé-je d’un ton blasé tout en connaissant pertinemment la réponse. Ça fait des mois que les coureurs parcourent ses différents couloirs et on en est toujours au même point… Penses-tu qu’il existe une sortie ? Et s’il n’y en avait tout simplement pas ? Et si… nous étions condamnés à rester ici pour toujours ? Rassurant, n’est-il pas ? »
Cette réflexion me perturbe depuis plusieurs semaines. Les Coureurs ne sont pas des incompétents sans cervelle, ils ont déjà dû parcourir les dédales du Labyrinthe des dizaines et des dizaines de fois. Alors pourquoi sommes-nous toujours prisonniers ? Non, il y a autre chose. Quelque chose de plus sombre, de plus terrifiant encore.
Fixant sans grande attention l'eau clapotante de la rivière, Ellen n'écouta que d'une oreille les propos de Milo. Cette bagarre entre milicien et sarcleur ne l'étonna pas, tant les tensions étaient palpables au sein du bloc. Dans l'esprit d'Ellen se mêlaient crainte et tristesse, ainsi qu'une certaine hâte, concernant les événements en cours et à venir. Ils étaient tous enfermés dans une prison, les uns sur les autres, stressés, fatigués, en proie à un besoin de changement. Que cela cesse. Il y avait pourtant déjà eu des exécutions auparavant, sans que ces dernières ne fassent tant de dégâts au sein du bloc. Peu, bien sûr, Ellen ne se souvenait même pas du nom des victimes. Mais il y en avait eu, et si cela avait fait s'abattre une vague de tristesse sur le bloc, jamais celle-ci ne s'était transformée en colère. Alors pourquoi maintenant ? Pourquoi à cause de Lula ? Les conditions de vie des blocards avaient toujours été dures, la coureuse en savait quelque chose. Et elle s'y était fait, comme tous les anciens du bloc. Pourtant, elle aussi était en colère, elle aussi considérait ce bannissement comme abusif. Au bout de douze longs mois, elle aussi se laissait aller à la colère contre leur chef absent. Une petite voix lui souffla l'idée que cela n'était dû qu'à l'effet de groupe, et que ça disparaîtrait lorsque les autres se seraient calmés. En espérant qu'ils se calment. Jonas était-il capable d'apaiser les troupes ? Allait-il seulement agir ? Le doute s'insinua dans les veines d'Ellen, suivi par la peur lorsqu'elle repensa aux mesures drastiques qu'avait pris le mâton-en-chef lorsque étaient survenus les vols de Lula. Comment allait-il réagir, cette fois-ci ?
« Sinon, toujours rien de nouveau dans le labyrinthe ? »
Un long frisson remonta le long de son dos, du creux de ses reins jusqu'à la naissance de ses cheveux. Sa gorge se serra, et son visage se vit déformé par une grimace de gêne que Milo n'avait sans doute pas vu dans l'obscurité. Le labyrinthe suscitait tellement de questions, même pour ceux qui le parcouraient chaque jour. Ellen ne savait pas quoi dire au medjack, elle n'avait aucune réponse rassurante à lui donner. Lentement, alors qu'il lui proposait la possibilité qu'il n'y ai pas de sortie, la coureuse baissa la tête, faisant tomber ses cheveux des deux côtés de son visage, comme deux barrières protectrices. Avait-elle le droit d'avouer que cela faisait des mois qu'elle n'y croyait plus ? Qu'elle courrait par habitude, par besoin, sans qu'aucune once d'espoir ne traverse ses veines ? Les énigmes du labyrinthe étaient toujours aussi floues qu'à sa première course, et personne ne pouvait se targuer d'en connaître la moindre solution, le moindre indice. Ils étaient coincés, tout simplement. Ellen laissa le silence retomber, prenant le temps de réfléchir à sa réponse. Aux très rares nouveaux blocards qui lui posaient la question, elle tentait de leur répondre avec optimisme, leur rappelant que tout était possible lorsqu'on passait les portes du labyrinthe. Avait-elle envie de sortir le même discours à Milo ? Définitivement, non. De toute façon, la jeune femme savait qu'il décèlerait son mensonge. Elle n'avait pourtant pas non plus envie de lui dire qu'elle était persuadée qu'ils étaient voués à crever comme des rats. Tout était tellement complexe dans le labyrinthe. Rien n'était semblable au bloc, le décor, l'atmosphère, la superficie, tout était différent. Au fond d'elle, la coureuse se dit qu'il n'y avait que les coureurs et trappeurs qui étaient aptes à réellement prendre conscience du sort que les créateurs leur avaient réservé. Les autres blocards ne pouvaient qu'imaginer. Un soupir léger, doux, presque triste, lui caressa les lèvres alors qu'elle replaçait ses cheveux derrière son oreille.
« C'est difficile à dire ... - commença-t-elle avec hésitation, avant de laisser planer un léger silence. Après quelques nouvelles secondes de réflexion, elle se racla enfin la gorge et releva doucement les yeux vers Milo, puis reprit d'un air absent - Depuis tout ce temps, je crois pouvoir affirmer sans mentir que j'ai parcouru chacun des couloirs du labyrinthe, chacune des sections, chaque... recoin, chaque mur, je les ai tous vu au moins une fois. Pourtant, je n'ai rien découvert. Rien ... J'ai passé des heures, des journées entières à lire et relire nos notes, à cartographier ce foutu labyrinthe et à tenter de comprendre. »
Lentement, Ellen détourna son regard de Milo pour se perdre dans la contemplation de la forêt. Les battements de son cœur étaient lents et calmes, sa voix n'était que murmure. Parler avec le medjack lui faisait du bien, se confier, même si ce n'était qu'à demi-mots, l'apaisait. Un sourire mélancolique apparu sur son visage alors qu'un soupir soulevait ses épaules.
« Nous avons trouvé beaucoup d'endroits intrigants, sans être capables de comprendre leur rôle, leurs secrets. Des marécages, de la lave, une espèce de vieille cabane impossible à ouvrir, toute une partie est même constamment engloutie par la brume. Il y a des choses vraiment étranges, derrière ces murs, tellement de secrets, et toujours cette atmosphère lourde, qui te donne l'impression de ne pas pouvoir respirer. C'est terrifiant de partir le matin en sachant qu'on pourrait ne jamais rentrer le soir. »
Ellen ferma la bouche, laissant ses yeux virevolter dans le vide, incapable de maîtriser la peur qui l'avait submergée en confiant ces mots à Milo. La peur, voilà ce qui ralentissait les recherches. Pourtant, tous les jours, ils étaient des dizaines à passer les portes. Chacun des coureurs et trappeurs avaient leur place dans le labyrinthe, ils n'avaient pas été choisi au hasard. Ils connaissaient les risques et savaient parfaitement comment réagir face à ce qu'ils pouvaient trouver dans le labyrinthe. Nathan en était parfaitement conscient aussi. Et Ellen continuait à courir pour lui, pour eux. Pour montrer aux plus jeunes qu'il fallait y croire. Ils avaient le droit de vivre avec l'espoir d'un jour retrouver leurs proches. Baisser les bras ne lui était pas autorisé. Si survivre était devenu non plus une nécessité mais une habitude, au fond d'elle, elle avait envie de retrouver la flamme qui l'avait animée avant la mort de Nate.
« Mais nous continuons à passer les portes, chaque matin. Les nouveaux tocards sont encore pleins d'entrain, pleins d'espoir. Je ne dis pas qu'il y a une sortie. Je n'en sais rien, je n'y crois même plus... Mais il y a une raison à tout cela, ça j'en suis certaine. Il suffirait d'un seul indice, un seul bouleversement pour mettre la machine en marche. Il faut juste être... très patient. Et un poil novateur. »
Ellen met un moment avant de me répondre. En fait, je n’attends pas vraiment qu’elle se perde en justifications ou en explications. Je sais parfaitement que les recherches sont au point mort, et ce depuis des mois d’ailleurs. A-t-on réellement avancé depuis notre arrivée ici ? J’en doute fort. Les Coureurs partent toujours à l’aube, reviennent toujours au coucher du soleil et n’ont toujours rien à rapporter de nouveau. A quoi bon, dans ce cas, continuer de les envoyer risquer leurs vies pour des clopinettes ? Non. Ça n’a plus de sens. Clairement. Au départ, il y avait cette petite excitation de l’inconnu. Désormais, ce n’est plus qu’une grosse perte de temps et, surtout, une grosse perte de main-d’œuvre. Au lieu d’aller vagabonder toute la journée, les Coureurs et Trappeurs seraient bien plus utiles avec nous, ici au sein du Bloc. Les champs ont besoin de bras, ne le voient-ils pas ? Tant que nous ne changerons pas nos méthodes, tant que nous n’observerons pas le problème sous un angle différent, il n’y aura aucun espoir de libération et donc toutes leurs recherches seront vouées à l’échec. Aussi simple que cela. Certains sont dans ce fichu bloc depuis plus d’un an et c’est totalement inconcevable que nous n’ayons pas la moindre petite particule d’indice. Je ne comprends pas. Va vraiment falloir qu’on se penche sur la question. C’est bien joli de poursuivre notre petite vie tranquille dans le Bloc, mais à un moment, il va falloir se sortir les doigts du cul pour essayer de foutre le camp d’ici. Sérieusement.
La réponse d’Ellen ne fait que confirmer mes craintes. Si elle, elle n’y est pas parvenue, nul ne le pourra. Je commence à bien cerner le phénomène et je sais à quel point elle est déterminée. Malgré tous ses efforts, aucune solution ne s’est proposée à elle. Je laisse échapper un léger soupir. Lorsqu’elle évoque les quelques endroits intrigants qu’ils ont découverts au fil de leurs escapades, je ne peux m’empêcher de sourire. Je ne sais pas trop pourquoi. La situation est tellement désespérée que je me retrouve obligé d’en rire. Les nerfs, sans doute.
« Ce Labyrinthe aura notre peau, ce n’est qu’une question de temps », murmuré-je, le regard dans le vide.« Tous ces endroits que tu me décris… J’ai eu quelques échos à leurs sujets. Beaucoup de tentatives, très peu de résultats. Et ils vous observent. Ils nous observent tous, ces enculés. C’est d’autant plus rageant de se dire qu’ils sont confortablement installés dans leurs fauteuils à nous regarder nous dépatouiller avec leurs énigmes à la con ».Je lève les yeux vers le ciel étoilé :« Ça vous fait kiffer, hein ? Vous prenez votre pied, n’est-ce-pas ? Voir des mômes mourir toutes les semaines, ça doit tellement vous faire bander ».J’ai prononcé ces phrases avec plus de force que je n’y avais songé de prime abord. Mais je m’en cogne. De toute façon, ils savent ce que je pense de leurs méthodes. Je ne m’en suis jamais caché.
Ellen semble convaincue que tout ceci est lié à quelque chose de plus grand. Perso, je n’y crois pas. Il n’y a aucun but à toute cette mascarade. Juste une bande de tarés qui jouissent de notre situation. Rien de plus, rien de moins. Peut-être même que leurs énigmes n’ont pas de solution, au final. Peut-être juste qu’ils s’amusent à nous regarder tenter de résoudre l’impossible ? Ça ne m’étonnerait tellement pas. Cependant, je garde mes certitudes pour moi. Si j’ai perdu la foi, je n’ai pas pour autant envie de décourager mes camarades. Si Ellen veut continuer à sonder l’insondable, grand bien lui fasse. Ça l’occupera.
« Je pense que nous devrions adopter un nouveau point de vue quant aux secrets que ces murs renferment. Comme tu l’as dit, il faudrait être un poil novateur, voir la chose autrement. Depuis des mois, vous faites exactement la même chose. Courir, courir et encore courir. Je ne sais pas comment vous vous organisez, mais peut-être serait-il plus judicieux de vous concentrer sur une énigme à la fois, non ? Plus il y aura de cerveaux pour y réfléchir, plus vite on pourra espérer avancer, tu ne crois pas ? Vous pouvez même solliciter les autres blocards ».Je me tourne vers la jeune fille et lui prends instinctivement les mains : « Beaucoup d’entre nous ignorons ce qui se passe au-delà des portes du Bloc. Mettez-nous à contribution. Racontez-nous, prenez en compte nos idées. Laissez-nous participer à notre libération. J’dis pas ça pour moi. Moi, je m’en cogne. Non. Je pense à tous ceux qui deviennent dingos à force de tourner en rond comme des lions en cages. Laissez-nous vous aider. Tous ensemble, nous pourrons peut-être faire avancer le schmilblick. Au diable ces fichus groupes, nous devrions tous participer à notre rédemption. C''est bien beau d'être patient, mais maintenant, il faut se bouger ».
C’était étrange, Ellen ne se souvenait pas avoir réussi à tant parler depuis la disparition de Nate. Les mots s’étaient toujours éteints dans sa gorge avant qu’elle ne puisse les prononcer. Parler, elle n’en n’avait jamais ressenti le besoin ou l’envie. C’était une perte de temps avec les autres. Pas avec Milo. Etrangement, alors que son regard se perdait dans le reflet de la lune sur l’eau clapotante, la coureuse eut l’impression que discuter avec lui était une chose tout à fait naturelle. Comme un besoin, qu’elle n’avait plus ressenti depuis longtemps et qui, pourtant, se terrait là, au fond de ses entrailles, depuis toujours. Elle fut un long moment troublée par sa facilité à s’exprimer devant lui, et plus encore lorsque, lui aussi, prit la parole pour exprimer sa pensée envers les créateurs. Au fond d’elle, le voir se mettre en colère la rendit triste sans qu’elle ne puisse se l’expliquer. Elle en voulait aussi à ceux que l’on nommait « les créateurs », mais jamais elle ne s’était exprimée à ce sujet. Elle n’avait aucune forme de respect pour eux, mais entendre Milo se rabaisser à les insulter était dérangeant. La jeune femme eut l’impression d’entendre dans ces mots un long cri plaintif, un espoir mourant, ou peut-être déjà mort. Et elle n’avait aucune clé en main pour calmer sa douce folie. Lentement, elle vint poser sa main sur le bras de Milo, caressant du bout de ses ongles la peau froide du medjack. Perdre espoir… C’était une fatalité inévitable, dans le bloc. Tout le monde avait au moins une fois perdu tout espoir de sortir de la merde dans laquelle on les avait plongé jusqu’au cou. Elle-même n’espérait que par procuration. Les nouveaux lui insufflaient cette étincelle d’espérance qu’elle ne ressentait qu’en les voyant prêts à en découdre avec les délicieuses heures de torture qu’infligeait le labyrinthe à ses habitants. Mais Milo ne voyait que les échecs. Les blessés, les fous, les morts. Pas étonnant qu’il pète un câble.
Il voulait faire avancer les choses, et c’était bien normal. Ellen l’écouta proposer ses idées, fixant son regard dans le sien. Se concentrer sur une énigme à la fois, bien sûr qu’elle y avait pensé. Mais s’acharner seule sur le même endroit pendant des semaines et des semaines sans résultat ne lui avait apporté que préjudice, migraines et découragements. Quant au fait de réunir tous les coureurs dans une seule partie du labyrinthe, cela lui semblait dangereux. Ils ne pouvaient se permettre de délaisser le reste du labyrinthe, au risque de passer à côté d’un évènement important. En tout cas, c’était valable il y a quelques mois, lorsqu’ils n’étaient pas suffisamment nombreux pour faire deux groupes : l’un parcourant une seule partie du labyrinthe, l’autre s’occupant du reste. Actuellement, remettre l’idée au goût du jour était tentant, et même sans aucun doute inévitable. Il fallait qu’elle en parle à Esther rapidement.
« Vous pouvez même solliciter les autres blocards »
Le sourcil d’Ellen tiqua à la proposition de Milo. Qu’entendait-il par là ? S’il sous-entendait qu’il fallait envoyer d’autres blocards dans le labyrinthe, il en était hors de question. Mais elle n’eut pas le temps de contester. Les mains de Milo vinrent envelopper les siennes, avortant toute tentative d’objection. La douce chaleur de ses paumes apaisa Ellen, permettant au medjack de continuer.
Ses yeux se mouvaient régulièrement, allant d’un œil à l’autre du blocard en une danse lente. Elle réfléchissait à ses mots, incertaines de comprendre exactement où il venait en venir. Demander des conseils aux autres blocards, oui, pourquoi pas. C’était dégradant de se dire que les coureurs et trappeurs étaient les seuls du bloc à avoir besoin de l’aide des autres pour faire leur boulot, mais après tout, ils n’avaient pas le rôle le plus facile. L’idée d’organiser des réunions hebdomadaire avec tous les blocards pour discuter du labyrinthe germa dans l’esprit d’Ellen. Les rassembler, une fois par semaine, et parler de ce qu’ils devaient faire, ça paraissait tellement évident. Pourquoi personne n’avait eu l’idée avant ? Un sourire étira les lèvres d’Ellen. Bien sûr, ils n’avaient aucune idée de ce qu’était le labyrinthe. De la surface de celui-ci, de ce qu’il pouvait renfermer et de l’état dans lequel se trouvaient coureurs et trappeurs chaque fois qu’ils y entraient. Mais en leur décrivant uniquement ce qu’ils devaient savoir, ces réunions étaient tout à fait envisageables. En les rassemblant tous, il y aurait bien des idées nouvelles auxquelles ceux qui parcouraient le labyrinthe n’avaient pas pensés.
« Pourquoi pas, oui. Certains se révéleront peut-être plus utile que ce qu’on pourrait espérer. Se réunir tous ensemble, une fois de temps en temps, toutes les semaines par exemple, c’est une idée à exploiter. Il faudrait en parler à Jonas pour avoir son accord. Je suis sûre qu’il ne sera pas contre. »
Elle marqua un temps de pause, réfléchissant un peu plus à l’idée d’un rassemblement pour explorer plus en détails une seule partie du labyrinthe à plusieurs. Ca devait être possible.
« Pour la sortie à plusieurs, ce n’était pas possible, avant. Nous envoyons tous les jours au moins un coureur et un trappeur par section, au cas où il se passerait quelque chose. Avant, on aurait jamais été assez pour rassembler une grosse partie à un seul endroit. Mais maintenant, quand je vois le nombre de fous suicidaires qui nous ont rejoints, je me dis que c’est possible. J’en parlerai à Esther et je te tiendrai au courant, d’accord ? »
Elle sourit à nouveau à Milo, avant de détourner le regard, laissant le silence reprendre le dessus sur leur conversation. Ils avaient beaucoup parlé, plus qu’à leur habitude. Et c’était incroyablement agréable. Mais la lune continuait lentement son parcours dans le ciel, et il ne leur restait que quelques heures avant qu’elle ne laisse sa place au soleil. Quelques heures de sommeil pour se remettre d’aplomb pour la nouvelle journée qui les attendait. Aussi, Ellen étira son corps endolori par la fatigue et se leva du rocher, avant de se tourner vers Milo.
« Il vaudrait mieux qu’on trouve le sommeil. Je vais rester ici pour dormir. Tu restes avec moi ? »
La question aurait pu être gênante ou ambigüe. Mais Ellen savait que Milo ne l’entendrait pas comme la plupart des autres garçons l’auraient entendu. S’allongeant dans l’herbe, elle trouva vite une place confortable, tournée en position fœtale vers le medjack à qui elle offrit un dernier sourire avant de fermer les yeux, attendant patiemment que le sommeil ne l’emporte.